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L’héritage interactionniste de Descartes dans le paradigme dualiste de la relation corps-conscience.


Il s’agit ici d’une lecture commentée dans le cadre d’un projet que j’ai du rendre en première année de licence de Philosophie-Biologie, lors d’une UE sous la direction de Pedro Bausero et Julien Tricard. Nous nous interrogions alors sur les théories et enjeux de la relation corps-conscience dans un cadre bioéthique.

Cet article sera certainement revu et approfondi au cours de l’année 2018.

 

René Descartes, d'après Frans Hals.

René Descartes, d'après Frans Hals.

Tout d’abord, René Descartes, né en 1596 et mort en 1650, est un philosophe français considéré comme un des fondateurs de la philosophie moderne. Il est l’auteur du Discours de la Méthode et des Méditations Métaphysiques, textes dans lesquels il expose l’idée de son cogito.


Le cogito cherche à exprimer la première certitude qui résiste à un doute méthodique auquel Descartes s’est consacré dans sa recherche de la vérité. Le cogito se retrouve sous diverses formulations dans la deuxième méditation métaphysique sous la forme « Ego sum, ego existo », sous plusieurs variantes dans le Discours de la Méthode et enfin comme « Cogito, ergo sum » dans ses Principes de la philosophie. Il s’agit alors pour Descartes de refonder toute la connaissance sur cette certitude « Je pense/doute donc je suis. »


Par le cogito, Descartes affirme l’existence de la conscience par elle-même. Il n’y a pas de conscience qui ne soit pas affirmation d’elle-même. Descartes cherche à montrer ce qui semble nécessaire pour exister et le cogito affirme qu’il est nécessaire d’être une chose pensante pour exister. Cependant, même si cela répond à la question de savoir que l’on est, cela ne répond pas aux questions de ce que l’on est, ni de ce qui est en dehors de nous. C’est alors tout l’enjeu des Méditations Métaphysiques, où il cherche, en plus de déterminer la nature de l’esprit humain (dans la seconde méditation), à prouver l’existence de Dieu. La dernière méditation (sixième) nous intéresse plus particulièrement puisqu’il s’agit pour Descartes de prouver l’existence des choses matérielles et de distinguer l’âme et le corps - la substance pensante de la substance étendue/matérielle. Nous allons donc voir comment la philosophie de Descartes permet de repenser le corps, l’esprit et la notion de sujet ? Quels sont les piliers de la pensée dualiste de Descartes ?

 

Avant Descartes et l’époque moderne en philosophie, l’âme (qui se rapporte dans ce cas alors à la conscience) et le corps matériel étaient indissociables. On pense notamment au paradigme hylémorphique de Aristote. Du grec hylé (la matière) et morph (la forme), cela consiste en l’affirmation que tout être vivant est une matière structuré par une forme. L’âme est un principe organisateur du corps et sans elle, ce corps est une matière informe. De plus, une âme seule est une forme sans support à former, elle est donc néant. Ainsi, la pensée aristotélicienne n’est pas un dualisme ontologique puisque, même si l’âme et le corps sont séparables par la pensée, abstraitement, elles ne sont en réalité pas deux choses séparables et s’articulent de façon complémentaire.


Mais avec le cogito, Descartes se définit lui-même comme une chose pensante, idée qu’il rappelle dans la Sixième Méditation Métaphysique : « Je suis une chose qui pense (…) mon essence consiste en cela seul, que je suis une chose qui pense, ou une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser ». Cependant, il écrit après « parce que d’un côté j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que d’un autre j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui. ». Ainsi, Descartes affirme que s’il a l’idée distincte de son corps mais qu’il sait qu’il n’est pas essentiellement son corps, alors il y a de fortes chances pour que ce corps existe en dehors de sa conscience. En effet, Descartes cherche avant tout à prouver l’existence du corps, de la substance matérielle à partir de son cogito. Pour prouver l’existence des choses corporelles, Descartes affirme qu’il trouve en lui « des facultés de penser toutes particulières » comme « imaginer et sentir » sans lesquelles il peut se concevoir clairement et distinctement tout entier mais qu’il ne peut pas concevoir « elles sans lui », donc sans substance intelligente à laquelle rattacher ces facultés. Avant de continuer dans cette démonstration de l’existence du corps matériel séparé de l’esprit, il faut bien définir les termes.


Au début de la sixième méditation, Descartes explique la différence entre l’imagination et la conception. (exemple de l’expérience de pensée du chiliogone). L’imagination demande un effort, contrairement à la conception. Donc l’imagination n’est pas l’essence de ce que je suis, et dépend alors de quelque chose qui diffère de l’esprit (il suppose alors qu’il s’agit du corps). Ainsi l’action de concevoir, c’est quand l’esprit se tourne vers lui-même: « l’esprit en concevant se tourne (…) vers soi-même, et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi » et imaginer c’est quand l’esprit se tourne vers le corps: « en imaginant il se tourne vers le corps, et y considère quelque chose de conforme à l’idée qu’il a formée de soi-même ou qu’il a reçu par les sens ».

Ainsi, Descartes se définit comme une chose pensante avec « un corps auquel il est très étroitement conjoint », comme le prouve l’imagination. De plus, il reconnait en plus des facultés d’imaginer et de sentir, « quelques autres facultés » comme « celles de changer de lieu, de se mettre en plusieurs postures » qui ne peuvent pas être conçues non plus sans substance corporelle à qui elles soient attachées car « dans leur concept clair et distinct, il y a bien quelque sorte d’extension qui se trouve contenue, mais point du tout d’intelligence. ». On remarque ici que Descartes considère les propriétés du corps comme ‘mécaniques’. On retrouve cela plus loin, lorsqu’il décrit « le corps de l’homme comme étant une machine tellement bâtie et composée d’os, de nerfs, de muscles, de veines, de sang et de peau, qu’encore bien qu’il n’y eût en lui aucun esprit, il ne laisserait pas de se mouvoir en toutes les mêmes façons qu’il fait à présent, lorsqu’il ne se meut point par la direction de sa volonté, ni par conséquent par l’aide de l’esprit, mais seulement par la disposition de ses organes ».

Enfin, Descartes dit qu’il est doté d’une « faculté passive de sentir », c’est-à-dire « recevoir et connaitre les idées des choses sensibles » mais que cette faculté est inutile s’il n’existe pas en lui une autre faculté capable de « former et produire ces idées ». Or cette faculté active ne peut pas être en lui en tant qu’il est une substance pensante puisqu’elle ne présuppose pas la pensée et que ces idées peuvent être représentée contre son gré (on ne choisit pas de ressentir la chaleur ou non si on pose sa main sur une plaque électrique). Ainsi, il faut nécessairement une autre substance, différente de ce qu’il est en tant que substance pensante, qui cause le fait qu’il ressente ces idées.

Descartes fait deux hypothèses: il peut alors s’agir de Dieu ou bien d’un corps (« une substance de nature corporelle »). Cependant, Dieu n’est pas trompeur alors que les sensations, elles, peuvent nous tromper. Ainsi, Descartes prouve qu’il « y a des choses corporelles qui existent ».

 

La pensée de Descartes est donc un dualisme de substance qui oppose la chose pensante à la chose corporelle. Mais c’est également un dualisme de nature comme nous l’avons vu, puisqu’il y a une distinction des attributs (propriétés principale) de ces substances. Pour le corps (la substance corporelle) il s’agit de l’extension et pour l’esprit c’est la pensée. Ces substances sont indissociables de leurs propriétés. Une fois la distinction faite, il s’agit alors de montrer si une union entre ces deux substances est possible. Comment le cas de la douleur permet-il à Descartes de penser l’esprit en interaction avec le corps ?


Toujours dans la sixième méditation, Descartes écrit « j’ai trouvé de l’erreur dans les jugements fondés sur les sens extérieurs. Et non pas seulement sur les sens extérieurs, mais même sur les intérieurs : car y a-t-il chose plus intime ou plus intérieure que la douleur ? ». Pour Descartes, la douleur est un sentiment qui traduit une « incommodité » du corps. La douleur permet de s’interroger sur la nature du sujet humain: l’Homme n’est-il véritablement que la substance pensante ?


« Ce n’était pas aussi sans quelque raison que je croyais que ce corps (lequel par un certain droit particulier j’appelais mien) m’appartenait plus proprement et plus étroitement que pas un autre. Car en effet je n’en pouvais jamais être séparé comme des autres corps ; je ressentais en lui et pour lui tous mes appétits et toutes mes affections ; et enfin j’étais touché des sentiments de plaisir et de douleur en ses parties, et non pas en celles des autres corps qui en sont séparés. » - Sixième Méditation Métaphysique

Cet extrait souligne l’idée que l’expérience de soi permet de s’interroger sur l’étroitesse de l’union du corps et de l’esprit.



« Et cependant j’ai autrefois appris de quelques personnes qui avaient les bras et les jambes coupés, qu’il leur semblait encore quelquefois sentir de la douleur dans la partie qui leur avait été coupée ; ce qui me donnait sujet de penser, que je ne pouvais aussi être assuré d’avoir mal à quelqu’un de mes membres, quoique je sentisse en lui de la douleur » - Sixième Méditation Métaphysique

Cet extrait de la sixième méditation évoque l’expérience de la douleur-fantôme qui permet ici de remettre en cause les informations des sens. Elle permet de douter de quelque chose de plus intime, le sens intérieur de la douleur (qui diffère alors d’une expérience visuelle d’un morceau de cire par exemple). Ici, on démontre qu’une amputation corporelle n’induit pas une mutilation spirituelle. Donc l’âme est indivisible tandis que le corps est divisible. Cela contribue au dualisme cartésien, mais apporte une nouvelle perspective: celle d’une union entre le corps et l’esprit.



« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur (…) , que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, (…) mais que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, (…) Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps. »

Ce passage montre donc que notre âme ne peut pas être indifférente au corps dans lequel elle s’incarne, la douleur est une façon de vivre son corps : je suis un corps qui souffre, je n'ai pas simplement un corps-objet que je possède, et dont les détériorations ne m'affectent pas. Je dois donc en prendre soin (c’est d’ailleurs à cela que sert la douleur pour Descartes, c’est un avertissement contre ce qui nuit à la substance corporelle)

 

On distingue maintenant comme deux sortes de vérités: celle de l'esprit et celle du corps. Cependant les idées venant du corps sont obscures et confuses. Quand nos sens nous trompent, ce ne sont pas les sens eux-même qui trompent mais l’interprétation que l’on en fait. L’erreur ne vient pas du monde extérieur à moi (créé par Dieu) mais de la mauvaise utilisation de mon esprit.


Le dualisme de Descartes est donc un dualisme interactionniste. Cela signifie que pour Descartes des états mentaux (les idées de l’esprit) peuvent causer des états physiques et inversement. Le corps agit sur l’esprit et l’esprit sur le corps. Mais comment, en effet, des entités physiques et matérielles, peuvent-elles avoir la moindre possibilité d'action sur des entités mentales, non étendues dans l’espace et immatérielle ? Descartes fait alors face au dilemme d’une vie intellectuelle irréfléchie sensible et soumise à la mécanique du corps. Pour répondre au problème de l’interaction corps-esprit, il va écrire le traité des Passions de l’âme dans lequel il explique sa théorie sur les rapports de l’âme et du corps.


Dans Les passions de l’âme, Descartes cherche d’abord à définir l’ontologie de ce qu’il appelle « les passions de l’âme » avant de comprendre leur fonctionnement. Nous allons voir en quoi ce livre nous permet de répondre au problème de l’interaction corps-esprit.


Il y définit le corps comme la substance corporelle et lui attribut « la chaleur et tous les mouvements qui sont en nous » (art. 4) et les esprits animaux (ce sont les parties matérielles subtiles du sang). Les esprit animaux fonctionnent de façon semblable à la manière dont la médecine comprend aujourd'hui le système nerveux. Descartes explique que ces esprits animaux sont produits par le sang, et sont responsables des stimulations des mouvements du corps. En affectant les muscles, par exemple, les esprits animaux « meuvent le corps en toutes les diverses façons qu’il peut être mû » (art. 7 et 10). Le corps fonctionnerait « comme une montre, un automate » (art. 6). L’article 13 explique l’interaction des objets sensibles sur le corps : ils « excitent quelque mouvement en nos nerfs (…) ces divers mouvements du cerveau font avoir à notre âme divers sentiments (synonyme de sensations chez Descartes) ».


Il existe plusieurs genres de perceptions causées par la substance corporelle (art. 19). Tout d’abord, les perceptions que nous rapportons aux objets hors de nous (les objets excitent quelque mouvement dans les organes des sens extérieurs, puis cela est transmis par les nerfs jusqu’au cerveau pour qu’enfin l’âme les sente). Mais il y a aussi les perceptions que nous rapportons à notre corps, comme la faim, la soif, les appétits naturels et la douleur, la chaleur et les autres affections que nous sentons « comme dans nos membres ».


L’âme, que nous pouvons ici assimiler à l’esprit, loin de la définition aristotélicienne de l’âme, est une substance pensante et y est attribué tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir au corps, ainsi que « toutes sortes de pensées » (art.4). Les attributs de l’âme sont les pensées. Les pensées sont de plusieurs genres - il y a d’une part, les actions de l’âme (égales aux volontés et qui ne dépendent que de l’âme). Les volontés sont des actions de l’âme qui se terminent en l’âme même. (Exemple: aimer Dieu, appliquer sa pensée à quelque chose immatérielle) ou des actions qui se terminent en notre corps. (exemple: volonté de se promener, les jambes remuent et nous marchons) (art.18). D’autre part, on retrouve les passions de l’âme. Ce sont toutes sortes de perceptions ou connaissances qui se trouvent en nous, « à cause que souvent ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont, et que toujours elles les reçoit des choses qui sont représentées par elles ». Les passions de l’âme ont donc un lien avec le matériel et l’âme elle-même et ce sont elles qui permettent d’établir la relation entre le corps et l’esprit chez Descartes. Les passions de l’âme contiennent donc des perceptions (c’est-à-dire toutes les pensées qui ne sont point des actions de l’âme ou des volontés mais des connaissances évidentes), des sentiments (ou sensations) reçues en l’âme de la même façon que les objets des sens extérieurs, et des émotions qui sont des changements de l’âme.

On comprend bien qu’on fait face à une limite de la philosophie du corps de Descartes, la définition des passions de l’âme reste confuse et obscure.


Quant à l’action de l’âme sur le corps, Descartes dit que « l’action de l’âme consiste en ce que, par cela seul qu’elle veut quelque chose elle fait que la petite glande à qui elle est étroitement jointe se meut en la façon qui est requise pour produire l’effet qui se rapporte à cette volonté » (art.40). Il insère ici l’idée que la glande pinéale est un moteur des passions de l’âme et du corps. L’âme ne peut pas entièrement disposer des passions car elles sont causées et entretenues par les esprits animaux et presque toutes accompagnées d’une émotion dans le coeur (art 46).

S’interroger sur le fonctionnement des passions de l’âme c’est alors s’interroger sur la relation corps-esprit.


Dès l’article 2, Descartes dit qu’« il [n’y a] aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe ». La relation corps-esprit est donc marquée par une sorte d’opposition jointe, de complémentarité. Dans l’article 30, il affirme que l’âme est jointe à tout le corps mais il précise sa pensée dans les articles 31 et 32. L'âme exerce ses fonctions plus particulièrement dans le cerveau car tous les organes des sens se rapportent à lui, surtout dans une partie précise du cerveau: la glande pinéale, suspendue au dessus du conduit par lequel les esprits animaux de ses cavités basses communiquent avec ceux de la partie haute. Les esprits animaux changent les mouvements de cette glande (voir extrait ci-dessous)


« L’âme a son siège principale dans la petite glande qui est au milieu du cerveau, d’où elle rayonne en tout le reste du corps par l’entremise des esprits, des nerfs et même du sang qui participant aux impressions des esprits, les peut porter par les artères en tous les membres » - Les passions de l’âme


Enfin dans cette glande, il existe 2 sortes de mouvements. Ceux qui représentent à l’âme les objets qui meuvent les sens et cela ne demande aucun effort sur la volonté et ceux qui font un effort sur la volonté, et qui finalement causent les passions et les mouvements du corps.

 

​Cependant, il est possible de répondre au dualisme interactionniste de Descartes avec le principe de clôture causale du monde physique. Il s’agit de défendre le principe de complétude qui affirme que les causes physiques suffisent pleinement pour les effets physiques. Pour comprendre un phénomène physique « le principe de clôture causale du domaine physique dit que cela ne vous fera jamais quitter le domaine physique. » (J.KIM). Ainsi il ne peut pas avoir de causalité mentale dans le référentiel de la clôture causale et tout effet physique doit avoir une cause et une explication physique. On s’oppose ici au dualisme cartésien et on entre dans une pensée plus physicaliste.

Alors, bien que la vision dualiste cartésienne permette à la médecine de s’occuper des problèmes du corps sans se préoccuper de l’esprit, elle place aussi le cerveau comme siège de la conscience et de l’intelligence (idée importante en médecine). Les objections évoquées impliquent d’envisager le problème dans une perspective moniste et matérialiste.


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