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Irlande 2017 : premier voyage en solitaire

C’est au milieu de l’année scolaire que j’ai décidé, assommée par le quotidien gris et ronchonnant de Paris, de prendre mes billets d’avion en direction de l’Irlande. J'ai alors décidé de partir seule avec un sac à dos et d’improviser mon voyage. Un peu inconsciemment, ce n'est que quelques jours avant le départ que je réalise l'ampleur de l'aventure.


Partir seule, jeune femme de 19 ans, ne me semblait pas d'une grande difficulté jusqu'au moment où mon père m'a laissé à l'aéroport de Nantes. Le grand vide, un vertige. Me voilà, presque prête à tout annuler, un sac de 15 kilos sur le dos en direction de Dublin.






 

Dublin


J’arrive donc le 10 août en fin de journée à Dublin, avec mon anglais bancal et mon sac un peu trop lourd, et ne m’endors pas avant 3 heures du matin.

Ma première nuit dans la petite capitale rougeâtre et courte sur pattes est une angoisse, j’entends les cris des mouettes qui se déploient au fond du goitre enfumé de la ville et les visiteurs, épuisés, alcoolisés qui tombent comme des briques dans les lits grinçants de la chambre. Je suis paniquée, frappée par un bombardement de pensée, comme un saut dans le vide sans élastique. Les dernières pensées qui traversent mon esprit avant de dormir sont des préoccupations purement basiques : « où dormir, où manger, où aller ». Je commence à douter de ma capacité à mener ce voyage comme je le rêvais. Moi, prétentieuse et arrogante, j’avais été persuadée de pouvoir m’en sortir seule et que l’Irlande serait accueillante et bienveillante - cependant, cette première nuit n'est qu'une remise en question et doutes au sujet de mes capacités à m'en sortir seule.


Le lendemain, je décide de changer d’auberge pour trouver un lit un peu moins cher, quitte à m’éloigner du centre ville touristique. Et me voilà, arpentant les allées du parc St Stephen Green (Faiche Stiabhna en irlandais) et mangeant en compagnie des mouettes un petit-déjeuner récupéré au réfectoire de l’auberge le matin-même.


Pour connaître une ville, il faut y vivre comme un clochard éphémère. Comme avec une femme, apprendre son odeur et ses courbes, faire l'expérience de sa musique quotidienne et sombrer, à chaque instant, dans les yeux fous de ses habitants déjantés. Pour connaître une ville, il faut y vivre comme un vagabond amoureux. Il n'y a plus de différence entre les musiciens de rue et moi qui trimballe toute ma vie sur mon dos, si ce n'est qu'eux ont un talent artistique que je leur envie.


Commencer mon séjour par visiter Dublin me permet de décompresser doucement, la capitale est mouvementée sans pour autant étouffer sous les pas pressés de ses habitants. Pendant ce genre de voyage, on développe quelques techniques pour survivre dans un monde civilisé - un café se transforme en l'occasion de se laver les dents, de capter une connexion wifi pour rassurer ses proches ou de glaner quelques informations sur les sites incontournables de la ville, comme la George's St. Arcade. C'est un marché couvert aux allées étroites qui sent bon les vieux livres et les chemises en flanelles un peu usées. Il se situe dans le vieux Dublin pas loin du château de la ville, c'est un petit passage qui reflète bien l'architecture du quartier. Les briques rouges, les bâtiments sont comme des enfants roux un peu massifs entourés aux sols de touristes grouillants comme des fourmis affamées.


Je finis mes premières journées par les visites des banlieues plus reculées, là où se trouve l'auberge de jeunesse où je dors. Loin de l'architecture ornementée des quartiers touristiques et entretenus, la banlieue plus modeste de Dublin ne s'étend pas en hauteur dans des empilements d'HLM. Il s'agit de maisons plutôt typiques du pays et jolies, quoique pas toutes bien entretenues. L'ambiance y est un peu pesante, calme, silencieuse jusqu'à ce que sonnent 18-19 heures et qu'on voit enfin des pintes de bières débordantes dans tous les pubs du coin.

 

Cork

Je quitte la sûreté de la capitale que je commençais à apprivoiser pour plonger dans l’inconnu. J’ai pris un couchsurfing et me retrouve chez Ark, une personne dont je ne sais rien, pour deux nuits. Il s’avère être un véritable aventurier, un homme qui vit sans électricité et sans eau courante - "less is more, everything in the head" - passant ses journées simplement et partageant plus qu'il est possible de posséder. La leçon de ces quelques jours : redéfinir ses priorités.

Il me fait visiter le port, deuxième plus grande ville d'Irlande, et je ne pense pas à prendre mon appareil pour profiter de ces deux jours de bavardages entre ses quelques mots français aux accents polonais, son anglais irréprochable et mon mélange de langages et de signes ridicules. Ark gagne sa vie avec des traductions qu'il fait en freelance, il est installé ici depuis plus d'une dizaine d'années et ne compte pas partir, malgré son envie de voyage, car il ne veut pas s'éloigner de ses enfants qu'il voit rarement. En même temps, dans sa bicoque, il me semble compliqué d'héberger plus d'une personne à la fois en gardant une certaine intimité. Le feu de cheminée chauffe et éclaire les soirées - pour se laver c'est la rivière (Lee) ou la douche de camping installée dans une pièce qui ne ferme pas vraiment à côté de la cuisine. Malgré toute la sympathie et la gentillesse dont fait preuve mon hôte, je reste méfiante et vigilante. En voyageant seule, beaucoup d'instants de notre vie dépendent de la personne qui nous accueille, nous héberge ou nous nourrit - on fait des rencontres, on apprend à voir que les humains ne sont pas tous des ordures et que le monde n'est pas si mauvais. Mais il reste cette ambiguïté, que je pense inévitable quand on est une femme, dans notre rapport à l'autre. Je dois me montrer distante, sûre de moi, il s'agit de cacher que l'on est vulnérable.


Je ne veux pas écrire que tout était parfait pendant ces journées partagée avec Ark, même s'il est resté très gentil, poli et respectueux, car je considère qu'il ne faut pas faire une confiance aveugle au monde. Il y a des gens mauvais, ça existe aussi, d'où la nécessité que j'avais d'être attentive à mon comportement. Je pense que ce sentiment de défiance aurait disparu si j'étais restée plus longtemps en sa compagnie. Néanmoins, ce fut une formidable expérience que d'écouter ses histoires de voyages en Pologne, Norvège, Amérique du Sud ou à travers l'Europe, de partager avec lui le meilleur falafel végétalien de Cork et une balade en campagne.


Ces quelques jours dans le nord du pays ont été à la fois un moment de calme au fil de l'eau du Lee, loin des flots de touristes qui inonde le port aux relents d'industrie mortifère, l'occasion de refaire le monde à la lumière d'une bougie, de se confronter à un autre univers et m'ont permis, un moment, de poser loin de tout ça l'appareil photo derrière lequel j'ai tendance à me cacher. Je n'ai de photogrpahies de ces quelques jours que celles qui trainent sur une pellicule perdue plus tard dans un bus irlandais. Il faut croire qu'il y a des souvenirs qui ne sont pas faits pour être figés.

 

Killarney

Killarney, au pied de son parc national, une ville dessinée pour les touristes - rock irlandais et bières fraiches en terrasse - et des jardins plats et futilement fleuris à perte de vue. En quelques heures de marche, en suivant un chemin à travers des zones marécageuses je rencontre des cerfs à l'orée du parc national.


Les couleurs de l'automne sont déjà là et envahissent un pays habituellement plus vert qu'ailleurs. Arrivée le matin même après un trajet pluvieux en bus depuis Cork, je profite des derniers rayons de soleil pour marcher autour de la ville, jusqu'à pénétrer dans une forêt sombre et pesante.



Je chemine dans les sous-bois, le long d'une rivière, puis arrive sur un rivage, le bord d'un lac aux reflets turquoises - et au loin, deux montagnes qui s'élèvent dans les nuages. Quelques mètres seulement pour un panel de paysages et d'atmosphères. Au bord de l'eau, face au coucher du soleil, le silence. Loin des gens et des rues bondées, je mets mes pensées en pause et enfin, je me sens au coeur de l'Irlande - à ma place partout à la fois.



Le lendemain, toujours dans une démarche d'autonomie, je décide de louer un vélo pour sillonner les routes du parc sans avoir à prendre le bus ou faire du stop. C'était sans compter sur mes genoux en compote et les routes montagneuses bondées de voitures et de cars. Après avoir vu les Torc Waterfall et atteint le point de vue des Ladies, dirigée par ma soif de voir le coeur du pays, je décide de suivre mon instinct en prenant des chemins un peu hasardeux. Mon vélo de route se retrouve assigné au rôle de VTT de pacotille et je m'enfonce dans les zones humides, loin du vacarme des véhicules et des appareils photos.



Je ressens comme le besoin de toujours aller voir ailleurs, comme si la vérité du monde que je traverse ne se trouve pas là où la foule se rassemble.


Je ne veux pas que mes voyages ressemblent à un défilé de cartes postales paradisiaques, ni que mes souvenirs soient identiques à ceux des centaines de gens qui passent quotidiennement dans ces zones assignées au tourisme local.




Après une quarantaine de kilomètres en vélo, j'arrive physiquement au bout de mes capacités. Je dois encore retourner à l'auberge en dehors du centre ville. En redescendant, je passe par la maison et les jardins de Muckross ainsi que par le Lough Castle. Dans les rues de Killarney, les chanteurs s'agitent dans les bars, les pintes se lèvent. L'Irlande rit et s'amuse.

























J'arrive alors à la moitié de mon voyage, qui signe le début de la fatigue physique et la fin des angoisses des premiers jours.

 

Galway

Je quitte les horizons verts de Killarney pour remonter la côte ouest. L'ouest tant attendu. L'ouest et ses promesses de lacs, de nature boueuse et colorée. Galway est un port coloré sous un ciel gris, aux rues piétonnes et marchandes, peuplées, bruyantes, vivantes, respirant enfin l'art celtique et la convivialité irlandaise. Je me sens enfin plongée dans l'histoire celte du pays, comme spectatrice d'un poème vivant, mélancolique et languissant. C'est ici qu'arrive pour la première fois depuis le début de mon voyage la pluie et le sentiment gris de solitude. Dans l'auberge, où je côtoie des colonies de vacances et des SDF qui ronflent trop forts, les soirées piquent au coin des yeux. C'est le moment où je mets ma résistance à l'isolement à l'épreuve. Bien sûr, je suis entourée par d'autres voyageurs, mais nous sommes loin de l'idée de partage autour d'un feu de camps où se réuniraient des hommes et des femmes du monde entier. Ici, les gens sont enfermés dans une bulle de confort. La connexion internet est l'adversaire des rencontres. Chacun, sur son téléphone ou mettant à jour son blog de voyage, oublie que l'essentiel se passe dans la cuisine commune ou sur les bancs partagés de la salle de jeu. Je cherche l'équilibre entre deux mondes, intérieur et extérieur, entre mon désir de solitude inné et mon envie de partage - l'Irlande m'accueille depuis plus d'une semaine et personne ne sait encore tout ce que je vis ici.


 

Inis Mór




Un jour de plus à Galway ne m'intéresse pas et je décide, un matin tôt, de prendre un bus en direction de Rossaveel où un ferry pourra m'emmener sur l'île d'Inis Mór. Inishmore (en anglais) est la plus grande des îles d'Aran, situées à 18 kilomètres des côtes occidentales du pays. Après un trajet dans un bus branlant et sur un bateau qui me fait goûter à l'eau de la mer de la baie de Galway, j'arrive sur l'île - entre deux averses.




Toute la journée, Dieu a joué la météo aux dés - entre averses tonitruantes, douce bruine et soleil éclatant, la fatigue s'installe. Mes genoux ne sont pas complètement remis de ma journée de vélo à Killarney et je porte mon matériel photo dans un sac qui n'est pas aussi imperméable que je le voudrais. Je longe les plages de sable gris, j'erre de façon incertaine dans les landes vides, sous le regard seulement du bétail abasourdi - intimité et perte de sens du temps - le spectacle invisible de la vie de la campagne me ramène un peu chez moi, en moi.

Mais une heure avant le départ du dernier ferry, que je dois absolument prendre car j'ai laissé mon gros sac avec ma tente à Galway, toujours aucune trace des grandes falaises de l'île que je rêvais de voir. Jusqu'à l'apparition d'un panneau en bois un peu pourri m'annonçant la présence des ruines d'un fort en bord de falaises, à un kilomètre de là. J'hésite, je ne veux pas rater le bateau et j'ai peur que mes jambes ne me ralentissent. Finalement je décide d'y aller, et après 30 minutes de marche nébuleuse sur des champs de cailloux, j'arrive sur les falaises de Inis Mór, à l'endroit des restes du Black Fort.


Courage et persévérance. Dans chaque combat aussi petit et futile soit-il, ne rien abandonner par peur ou mauvaise projection.


Arriver enfin à ces foutues falaises, loin des foules de visiteurs - contempler ce désert de pierres qui s'écroule dans l'océan agité - c'est une extase. Je pense que la solitude et la fatigue ont été les catalyseurs de ces petits moments d'euphorie, qui, baignés dans mon quotidien, auraient été de simples sursauts de joie. Vent et vertige. Je finis ma journée de vagabondages devant la mer qui frappe la roche grise et stratifiée, seule face à la tempête qui se lève, gouffres et déluges - je repars en ayant abandonné l'insatisfaction des rêves inaccomplis dans les abîmes d'Inis Mór.


 

Recess et le Connemara Mountain Hostel


Recess n'est même pas un village - une boutique, un pub qui ouvre trop tard le dimanche et un artisan se partagent une vue sur un immense parking, squat continuel des voyageurs en stop, et un lac qui, ce jour-là, se fond dans la bruine et le brouillard. À quelques kilomètres parcourus à pieds et dans la voiture d'un couple d'allemands en vacances, sous la pluie frappante, se présente le Connemara Mountain Hostel avec ses allures de scierie abandonnée.



Habité par deux ânes et Jim, un irlandais au coeur chaud et chantant comme son accent - l'endroit s'érige en havre de paix. Foyer ancien mais pas délabré, coincé entre une montagne larmoyante et deux lacs, on s'y sent comme dans une maison qu'on a toujours fréquenté les soirs perdus d'été - sans l'odeur renfermée de la vieillerie humaine.



J'y suis accueillie comme l'enfant qui rentre tard à la maison et tous les soirs, les gens défilent et moi je lis, je me défile. Je fuis la fin de mon voyage qui approche. Les lumières du Connemara sont des aux-revoir lancinants, je me contente de suivre le temps qui passe, comblée.


Perdue au milieu du parc national du Connemara, je profite de mes derniers jours pour randonner tranquillement, m'enivrer des paysages vierges, verts et impassibles d'une Irlande idéale. Arrosée par la pluie de temps à autre, comme une météo bretonne, oscillant entre beau et mauvais temps; je touche enfin à l'équilibre.


 

Dublin

Il est l'heure de retourner à Dublin. Avant de prendre mon avion pour rentrer à Nantes, j'ai le temps de visiter le quartier des affaires et les banlieues plus aisés de Dublin, je finis ma visite par le port et tout le reste, tout ce qui est caché - je marche dans les décombres d'une nouvelle Dublin.


 

Comme toute personne qui en aura fait l'expérience pourra le dire, on apprend énormément de son premier voyage en solitaire. On se teste, on joue avec ses propres nerfs et ses limites à la fois physiques et mentales. J'étais partie pour mettre à l'épreuve ma philosophie de vie, l'autonomie et l'indépendance que je me vantais avoir - je voulais me prouver que je ne m'étais pas trompée sur qui je suis.


Je suis rentrée avec une confiance en moi plus solide et la capacité de pouvoir me sortir de toutes les situations que l'inconnu me réserve. J'ai appris à savourer encore un peu mieux les petits moments entre amis où l'on peut partager, loin du silence des lits vides d'auberge, des aventures éphémères. Et maintenant je sais que les livres avaient raison, l'existence brûlante des vagabonds est celle que je veux vivre.

Une pensée pour mon grand-père qui a décidé de partir en même temps que moi, mais bien plus loin.

J'ai appris en rentrant que mon sixième jour, fort en émotion, a été son dernier.

Vivons pour ceux qui ne le peuvent pas.

" L'important c'est de n'être que de passage. " Eugène Dabit

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